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La machine de guerre du Ciné-Oeil et le mouvement des Kinoks lancés contre le Spectacle.

par Maurizio Lazzarato

mercredi 23 novembre 2005

Refermer le cinéma sur lui-même est ce que Vertov dénonce comme une opération de pouvoir rabattant d’autres formes de productions possibles sur les formes convenues du "commerce" et de l’"art" "Le cinéma actuel, conçu comme une activité commerciale, de même que le cinéma conçu comme un secteur de l’art, n’a rien de commun avec le travail qui est le nôtre."


Voir en ligne : korotonomedya.net

"Ciné oeil" comme cine-analyse
"Ciné-oeil" comme "théorie des intervalles"
"Cine-oeil comme théorie de la relativité à l’écran
Le "Ciné-oeil" se comprend comme "ce que l’oeil ne voit pas"
comme microscope et télescope du temps
comme le negatif du temps
comme la possibilité de voir sans frontières ni distances
comme la commande à distance d’un appareil de prise de vue
comme télé-oeil
comme rayon-oeil
Le "Ciné-Oeil : possibilité de rendre visible l’invisible... pour le déchiffrement communiste du monde."


1.
A l’intérieur du processus révolutionnaire russe, le mouvement des Kinoks, sous l’impulsion de Dziga Vertov, nous offre la possibilité de voir une "machine de guerre" fonctionner contre la machine capitaliste de production de l’image et de la représentation. La conceptualisation vertovienne et la pratique des Kinoks anticipe, en la déplaçant complètement, la critique du "spectacle" telle qu’elle a été conçue à la fin des années ’60 et se présente, sous beaucoup d’aspects, comme actuelle. Comme Vertov a essayé de le démontrer, pour résister au "spectacle", il faut atteindre la "machine" qui le produit. La critique du "spectacle" ne peut pas être pensée seulement, comme le font les situationnistes, en tant qu’"éloignement du réel dans la représentation" ou comme renversement du monde dans l’image. En effet la reconnaissance de l’"aliénation du directement vécu" dans l’image et la représentation , ne nous fait pas sortir de leur monde enchanté. Même dans le dispositif cinématographique (mais aussi vidéo et numérique) vaut le programme foucaldien de généalogie des techniques disciplinaires "Ni scène, ni spectacle, ni représentation, mais machine". Et cette machine est à la fois sémiotique, technologique, sociale et esthétique.
Lancer une "offensive contre le monde visible" organisée par le capitalisme requiert l’intégration de ces différents agencements. Pendant tout le restant du siècle la complexité et la radicalité de cette position seront diluées en critiques esthétique, politique ou sociale la plupart du temps opposées et incompatibles. Ces oppositions et incompatibilités se reproduiront avec une régularité étonnante avec l’avènement de la vidéo et du numérique. Même le groupe godardien "Dziga Vertov" qui se référait explicitement à cette expérience ne sera qu’une très pâle et timide allusion à la complexité de la "vision" vertovienne.

2.
La révolution soviétique est interprétée par Vertov à la fois comme effondrement du pouvoir et des institutions capitalistes en Russie et comme décomposition de l’"homme" et de "son monde". Le cinéma est compris comme expression machinique des "forces du dehors" qui, se composant avec d’autres forces "dans l’homme" (force de voir, de sentir, de percevoir, de penser), ouvrent à de nouvelles formes de subjectivation. Ces "forces du dehors" que le capitalisme fait surgir au premier plan, sont d’abord les forces du temps et du virtuel qui trouvent dans des machines ("machines à cristalliser le temps" ) de puissants moyens d’expression. La caméra libère la perception et la pensée du centre de gravité qui les ancraiat au corps humain. Le "ciné-oeil" (que Vertov appelle aussi "machine-oeil") se meut à l’intérieur d’une métamorphose perpétuelle, un mouvement ininterrompu des corps en rendant sensible une nouvelle matière et de nouveaux affects. Ainsi, dans la faible définition des premières images cinématographiques le "monde",ébranlé, semble perdre sa solidité et sa stabilité. Du devenir des corps le cine-oeil capte l’intensité, l’élément incorporel, en introduisant non seulement le mouvement dans l’image, mais aussi le temps. Les mouvements aberrants de la caméra et du montage nous introduisent à une expérience directe du temps, des durées et des vitesses qui ne sont plus uniquement humaines.
En saisissant dans le devenir des corps la virtualité d’un monde déterritorialisé, le cinéma fait allusion à un nouveau corps et à une nouvelle pensée. Avec le cinéma on est devenu des mutants de la perception , de la vision et de la pensée, de la même façon que dans les usines l’homme s’est hybridé de façon irréversible avec les machines mécaniques et thermodynamiques. L’"homme" découvre avec horreur ou avec joie qu’il ne pense pas avec la conscience, mais à travers des machines : machines à voir et machines à penser. Au début de l’aventure cinématographique la "pensée visuelle" renouvelle la tentative de Leibniz et de Spinoza de définir l"automate incorporel" qui enchaîne les images en deçà et au delà de la conscience. Le mouvement des Kinoks désigne cela comme l’un des terrains de lutte de classe.

3.
Le capitalisme fait surgir un nouveau "visible" dont le sujet ("Je vois") n’est pas le sujet psychologique et dont la forme sociale ne peut pas être réduite au public. Ce dernier annonce un sujet collectif et multiple qui déborde "le client assidu" des salles obscures. Le "je vois" du ciné-oeil est au contraire un processus de singularisation du corps collectif du prolétariat en constitution. Ce dernier chez Vertov, n’est pas tout d’abord une référence idéologique, mais un paradigme esthétique et productif d’agencement : l’usine à la place du théâtre, le cyborg de l’ouvrier collectif, agencement de l’homme et de la machine, à la place de la représentation du sujet. Le déchiffrement du visible ne peut donc pas être opéré par des technologies littéraires, dramaturgiques ou graphiques, mais seulement par une machine qui cristallise et reproduit le temps : la machine cinématographique.
Pour vivre cette mutation du point de vue de classe, selon Vertov, la première nécessité est de ne pas refermer le cinéma sur lui même et de saisir la spécificité "temporelle" de ces nouvelles machines et leur agencement immédiatement social. En effet le cinéaste, le producteur et le public collaborent plus au moins consciemment à la reproduction de leurs rôles, en développant, chacun selon sa spécificité, les fonctions d’assujettissement et d’asservissement du dispositif cinématographique. De la même façon, le caractère de masse de la communication cinématographique est une condition formelle de la communication cinématographique même, qui doit être intégrée en tant que telle dans la production de films.

4.
Refermer le cinéma sur lui-même est ce que Vertov dénonce comme une opération de pouvoir rabattant d’autres formes de productions possibles sur les formes convenues du "commerce" et de l’"art".

"Le cinéma actuel, conçu comme une activité commerciale, de même que le cinéma conçu comme un secteur de l’art, n’a rien de commun avec le travail qui est le nôtre."
Il ne s’agit pas, pour Vertov, de produire des contenus différents (artistiques, politiques, sociaux) à l’intérieur de la structure cinématographique, mais de faire exploser le cinéma en tant que machine capitaliste de production du visible, de la perception et de la pensée, sur son propre terrain. Le slogan "Vive la vue de classe" ne se réfère pas à une "autre vision" du monde (plus éthique, plus politique, plus esthétique), mais tout d’abord à un autre agencement corporel , technologique et d’énonciation. A cette condition seulement toutes les fonctions "cinématographiques" pourront être réarrangées (en changeant ainsi de nature).

Vertov perçoit très profondément que les virtualités des nouvelles formes de perception et des nouvelles formes de pensée que la lutte de classe a suscitées dans le monde sont constamment rabattues sur le rapport "spectateur-réalisateur". Le ciné-drame (avec ses acteurs, ses scénarios, ses studios, ses metteurs en scène) est la forme sous laquelle la "représentation" s’empare des nouveaux moyens d’expression et réduit le corps collectif, que la révolution mondiale a fait émerger, en public.
Vertov ne sait pas ce que peut cette nouvelle corporéité et ce que peuvent les formes d’expression collectives de ce sujet mutant et en constitution du prolétariat industriel. Mais il sait que la "ciné-sensibilité" est un enjeu politique majeur.

5.
La stratégie de Vertov vise donc à faire exploser de l’intérieur l’agencement technologique et la division du travail du "cinéma".

Le cinéma risque, avec ses prises de vue statiques et ses rythmes standardisés, de flatter notre oeil qui "voit très mal et très peu", au lieu d’explorer, avec la caméra qui nous permet de voir indépendamment de la position de notre corps pendant l’observation, le chaos des phénomènes visuels qui remplissent l’espace, ("Je suis le ciné-oeil. Je suis l’oeil mécanique. Moi, machine, je vous montre le monde comme seule je peux le voir. Je me libère et pour toujours de l’immobilité humaine, je suis dans le mouvement ininterrompu... Libéré de l’impératif des 16-17 images par seconde, libéré des cadres du temps et de l’espace, je juxtapose tous les points de l’univers où que je les aie fixés..."). Le programme des Kinoks est au contraire de développer les "accidents" de tournage - prises de vue rapides, la microprise de vue, la prise de vue mobile, la prise de vue avec les angles de vue les plus inatendus etc. - dans un système d’"aberrations apparentes" qui nous pousse vers la perception du temps ("Le ciné-oeil se définit comme le microscope et le télescope du temps...")..

A l’intérieur de la division du travail cinématographique, les scénarios fonctionnent comme des dispositifs normatifs pour enlever toute dimension événementielle à la pratique cinématographique : "la kinopravda ne prescrit pas à la vie de se dérouler conformément au scénario de l’écrivain, mais elle observe et enregistre la vie telle qu’elle est et ne tire que plus tard les conclusions de ses observations". Le scénario, insiste Vertov, est l’invention d’une seule personne ou d’un groupe de personne et non la rencontre événementielle avec un monde qui nous est inconnu ("En allant du matériau à l’oeuvre cinématographique, et non de l’oeuvre au matériau, les kinoks s’attaquent au dernier - et plus coriace - rempart de la cinématographie artistique, le scénario littéraire").

La simulation d’un événement par un réalisateur est d’une importance secondaire par rapport à l’inactualité du "temps réel" de la vie.

Si la caméra est l’oeil-machinique qui nous permet d’être dans le mouvement ininterrompu, de se couler dans la variation perpétuelle des corps, le montage ne doit pas ramener ce nouveau visible à la perception humaine et à ses préjugés (la psychologie de l’oeil et son fétichisme linguistique dirait Nietzsche). Le montage vise l’"organisation du monde visible", mais en respectant la dimension temporelle et les forces qui le constituent ( "on a fait bien des tentatives dans cette direction. Et il faut dire qu’on a obtenu certains succès en la matière. Il existe des tableaux des montages qui contiennent des calculs semblables à un système de notation musicale, une étude de rythmes et d’intervalles etc."). A la salle de projection ("dans l’opium électrique des salles de cinéma") le mouvement des kinoks préfère les usines, les trains ("Je dirige un ciné-wagon, nous donnons une séance dans une station perdue") et les bateaux. En développant ainsi une suggestion de Kafka il monte des moyens de communication qui nous font voyager dans le temps (de l’image, de la parole) sur des moyens de communication qui nous font voyager dans l’espace.
Le ciné-oeil mène à une perception neuve du monde, il "déchiffre" d’une manière nouvelle un monde inconnu

6.
Vertov répète inlassablement que l’objectif du ciné-oeil est de voir, faire voir ("Le ciné-oeil fait ouvrir les yeux, éclaircit la vue"), car nous ne voyons pas encore.
Le ciné-oeil permet de mettre en relation un mouvement et une image dans un point quelconque de l’univers avec une réaction appropriée d’un autre mouvement et d’une autre image dans un autre point quelconque de l’univers. Ces images et ces mouvements sont incommensurables et imperceptibles du point de vue de l’oeil humain.("Le ciné-oeil c’est la possibilité de voir les processus de la vie dans tout ordre temporel inaccessible à l’oeil humain, dans toute vitesse temporelle inaccessible à l’oeil humain.")

Le ciné-oeil doit dénicher dans le chaos du mouvement la "résultante du mouvement propre", qui nous est encore inconnue, il doit produire "parmi toutes les interactions, interattractions, interrepoussages des images, toute cette multitude d’intervalles, la simple équation visuelle, la formule visuelle qui exprime le mieux le sujet essentiel du film.."

L’objectif est de se livrer directement à l’étude de phénomènes visuels qui nous entourent. et qui sont constitutifs de la vie et de la subjectivité. Vertov a une conscience aiguë du fait que le cinéma annonce la réorganisation des "processus de production de subjectivité" et de la vie quotidienne autour des machines à cristalliser le temps. ("L’art et la vie quotidienne nous intéressent moins, par exemple, que le thème "La vie quotidienne et son organisation").

La réalisation de ce projet ne peut pas reproduire la division du travail du cinéma. Vertov prévoit une production qui se développe en six séries. Toutes les ciné-oeuvres des Kinoks que l’on peut encore voir ne concernent que la première série ("la vie à l’improviste").
"Dans cette série la caméra entre prudemment dans la vie, après avoir choisi un quelconque point un peu vulnérable, et elle s’oriente dans le milieu visuel où elle aboutit. Dans les séries suivantes, en même temps qu’augmente le nombre de caméras, l’espace placé sous observation s’élargit. La juxtaposition de différents endroits du globe terrestre et de différents morceaux de vie fait peu à peu découvrir le monde visible. Chaque séries ajoute de la clarté à la compréhension de la réalité. Des millions de travailleurs ayant reconquis la vue mettent en doute la nécessité de soutenir la structure bourgeoise du monde."
Le même matériau visuel passe au fur et à mesure à une analyse plus approfondie et à une réorganisation pour mettre en lumière les relations et les rapports des sujets traités en utilisant tous les moyens techniques et formels du cinéma. Pour Vertov la "fabrique des faits" requiert des "kino-observateurs" qui produisent des "ciné-observations" et des "ciné-analyses" dans le cadre d’un cinéma de poésie. Le cinéma a immédiatement abandonné ce devenir possible (ce que Godard exprime en disant que le cinéma ne devait pas se limiter à raconter des histoires, mais qu’il devait nous faire voir l’Histoire) et ce n’est que dans le travail des certains vidéo-artistes que l’on peut trouver une réinvention de cette méthodologie.

7.
Toute la polémique de Vertov contre Hollywood (et aussi, avec des nuances la polémique avec Eisenstein) est organisée autour de la nécessité pour la révolution de soustraire le cinéma aux images et à la représentation. L’originalité de la critique de l’image comme réification du visible tient au fait que pour Vertov l’élément génétique du visible est l’intervalle. Le visible n’est pas constitué seulement d’images et de mouvements. Il faut, au contraire, découvrir ce qu’il y a "entre" les images (les intervalles, les rythmes, les mouvement aberrants).
"L’école du ciné-oeil exige que le film soit bâti sur les "intervalles", c’est-à-dire sur le mouvement entre les images... Les intervalles (passages d’un mouvement à un autre), et nullement les mouvements eux-mêmes, constituent les matériaux, les éléments de l’art du mouvement."
L’intervalle (saut, coupure, blanc) n’est donc pas ce que le raccord aura pour fonction de suturer, recouvrir, d’effacer, d’apprivoiser pour notre oeil humain ("trop humain"), mais le fond non-imagé, le flux déterritorialisé de déploiement des images. L’intervalle, irréductible à l’image et au mouvement, est au contraire leur source et leur origine. L’intervalle est ce qui, dans le visible, ne se réduit pas au discursif et au figuratif.

On retrouve des accents bergsoniens dans cet effort d’excéder la représentation et les images par les "intervalles" : "La matière première de l’art du mouvement n’est nullement le mouvement lui-même, mais les intervalles, les passages d’un mouvement à l’autre."
Le "Ciné-Oeil" devient alors, a travers la théorie des intervalles, une machine de contraction-détente (cristallisation) du temps.
"L’oeil mécanique de la caméra en se laissant attirer ou repousser par les mouvements ouvre le chemin de son propre mouvement ou de sa propre oscillation, et fait des expériences d’étirement du temps, de démembrement du mouvement ou au contraire d’absorption du temps en lui-même... Le ciné-oeil c’est la concentration et la décomposition du temps."

Si, comme l’affirment les situationnistes, "toute la vie de nos sociétés s’annonce comme une immense accumulation de spectacles" et si "le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image", il faut pousser l’analyse au délà de la marchandise-image. Marx indique dans le rapport entre temps et subjectivité la clef qui nous dévoile l’énigme du travail et de la marchandise comme "cristallisation du temps". Le cinéma et l’analyse de Vertov nous proposent une autre cristallisation du temps, un nouveau type de machine qui, à l’encontre des machines mécaniques et thermodynamiques, fixe et reproduit le temps de la perception, de la sensibilité et de la pensée.

8.
Le cinéma montre pratiquement que la pensée déborde la conscience de la même façon que les images débordent la perception. L’homme a perdu la certitude d’être le centre producteur des pensées et des images. A l’époque de la décomposition de l’"homme" et de son monde, ce qui est donc en jeu est la puissance de penser, l’image de la pensée et de son processus de création.

La "pensée visuelle" du cine-oeil fait surgir une production automatique des images s’agençant avec l’"automate spirituel" qui "agite des cercles d’idées" dans notre mémoire et ouvre la possibilité de "faire tomber les pensées directement de l’écran dans le cerveau du spectateur".

"Il faut que les pensées jaillissent directement de l’écran, sans le truchement des paroles. C’est un contact vivant avec l’écran, une transmission de cerveau à cerveau...Chacun pénètre dans un cercle d’idées qui s’agitent en germe dans sa propre conscience."

Le ciné-langage que Vertov oppose au langage parlé et au langage littéraire fait allusion la complexité des forces et des signes qui agissent pour la production de la pensée.
"Il s’agit seulement du fait que l’énoncé des "Trois chants pour Lenin" ne passe pas par les mots mais par d’autres voies, par la ligne d’interaction du son et de l’image, par la résultante de multiples canaux (...tantôt dans le son, tantôt dans l’image, tantôt dans l’intertitre, tantôt par le cadrage interne du mouvement, tantôt par à-coups du sombre au lumineux, du lent au rapide, du nonchalant au vif, tantôt par le bruit...), qu’il passe par des voies souterraines en renvoyant parfois à la surface une dizaine de mots."
Cette image de "quelques mots renvoyés à la surface" montre bien que le "ciné-langage" est un instrument puissant de destitution de l’impérialisme des sémiologies signifiantes qui imposent le fétichisme du sujet et de l’objet au processus de production de la pensée. Une fois destitué leur primat, les mots écrits et prononcés dans un film peuvent avoir "un chemin tracé en contre point" par rapport aux sémiotiques non-signifiantes. C’est une autre image de la pensé que le ciné-oeil fait briller dans l’écran.

9.
Si "le spectacle est un rapport social médiatisé par des images" (Debord), alors les forces que le spectacle capture et exploite, sont des forces constitutives du rapport social. La "ciné-sensation", loin d’être domination unilatérale du "spectacle", est interprétée par Vertov comme ensemble des forces de voir, de sentir et de penser qui expriment, par le cinéma, leur nature machinique et collective. Et la "ciné-liaison" ("lien de classe visuel et auditif entre les prolétaires de toutes les nations") est le processus de socialisation et d’appropriation de la ciné-sensation finalisée à la production d’autres formes de subjectivation collective. "Le ciné-oeil c’est l’espace vaincu, c’est le lien visuel établi entre les gens du monde entier, fondé sur un échange incessant de faits vus, de ciné-documents, qui s’oppose à l’échange de représentations ciné-théatrales".
Le passage de la "ciné-sensation" à la "ciné-liaison" est un véritable processus ético-politique de constitution et d’organisation du corps social, qui doit composer et augmenter la créativité de la multitude à travers les machines à voir, à sentir et à penser du ciné-oeil. L’éthique vertovienne n’engage pas la responsabilité individuelle du réalisateur devant les images et le public, mais concerne en premier lieu la rencontre, la composition, l’augmentation de la puissance d’affecter et d’être affecté des corps à travers la ciné-sensation et la ciné-liaison.

La force constitutive de la "ciné-liaison" n’a fait qu’augmenter de puissance avec les réseaux hertziens et télématiques et c’est ce passage de l’ontologie des machines à cristalliser le temps à une éthique que le débat sur les nouvelles technologies escamote .

La perception non-humaine du ciné-oeil renvoie donc au sur-homme, à l’homme nouveau, qui chez Vertov n’a rien de l’"humanisme communiste". Chez Vertov il n’y a aucune opposition entre l’homme et la machine, car il assume la "deuxième" nature que le capitalisme produit, à la fois comme réalité irréversible et condition de dépassement de l’"homme" : "ciné-oeil" et "radio-oreille" (aujourd’hui il parlerait sûrement d’"ordinateur-cerveau") sont des hybrides par lesquels le sujet collectif de la révolution doit voir, parler, entendre, penser. Corps machinique, cyborg de la vision, de la perception et de la pensée qui doit s’exprimer en tant que tel, sans déléguer à personne la production du visible et du sensible. A la concentration technologique et financière du cinéma le ciné-oeil oppose une "micro-politique" qui implique une socialisation du savoir-faire cinématographique et une miniaturisation de la technologie.

"Nous n’avons pas le moindre besoin d’immenses ateliers, de décors grandioses, non plus que de metteurs en scène "grandioses", de "grands artistes" et de femmes photogéniques "sensationnelles".

Par contre, il nous faut absolument :
1) des moyens de transport rapides,
2) de la pellicule à haute sensibilité,
3) des petites caméras à main ultra-légères,
4) des appareils d’éclairage tout aussi légers,
5) une équipe de ciné-reporters ultra-rapide,
6) une armée de kinoks-observateurs.

Dans notre organisation , nous distinguons :
1) les kinoks-observateurs,
2) les kinoks-opérateurs,
3) les kinoks-constructeurs,
4) les kinoks monteurs (hommes et femmes)
5) les kinoks-techniciens de laboratoire.

Nous n’enseignons nos procédés de ciné-travail qu’aux komsomols et aux pionniers, remettant ainsi notre savoir et notre expérience technique entre les mains sûres de la jeunesse ouvrière montante".

Vertov pensait que la caractéristique de "masse" du cinéma ne devait pas se limiter seulement à la réception et à la diffusion, mais devait inclure impérativement la "production", sous peine d’"expropriation" de la puissance d’expression. La critique du "ciné-drame" trouvait son complément dans la critique de la concentration et du contrôle des moyens de production et de distribution par l’industrie du cinéma (de ce point de vue le pouvoir soviétique ne faisait que reproduire l’organisation du travail qu’il voulait critiquer). Au cinéma de gauche et à son "engagement" il opposait une "micropolitique" qui seule pouvait mettre à disposition des travailleurs soviétiques la possibilité de ne pas devenir exclusivement le sujet des films (cf. les masses en tant que sujet formel de la cinématographie d’Einsenstein), mais de tout le processus de production du visible et du sensible.

10.
Vertov a été, peut-être, le seul qui a pensé et organisé le cinéma non pas comme "art des masses", mais comme une activité de masse, une activité constitutive. Ce qui était encore implicite dans le cinéma ,et que Vertov valorise comme force constitutive, sera déployé en tant qu’activité affectivo-intellectuelle dans l’accumulation post-fordiste par les ordinateurs et leurs réseaux.

Vertov ne travaille pas comme un "artiste", mais comme un relais à l’intérieur d’un réseau de correspondants éparpillés dans toute l’Union soviétique. Il travaille à l’intérieur d’un flux qui le déborde de toute part et qu’il ne peut pas et ne veut pas contrôler. Cette conception du "travail" met en discussion toute division entre "travail intellectuel" et "travail manuel" et par conséquent la figure de l’artiste, de l’auteur et de l’intellectuel.

Le travail de Kinoks ne peut pas être considéré simplement comme travail artistique. La forme machinique et collective qui le caractérise le lie objectivement et subjectivement au travail en général : "la cellule des kinoks rouges doit être considérée comme une fabrique parmi d’autres où la matière première fournie par les kinoks observateurs est transformée en ciné-oeuvres à venir".

Ce qu’il vise c’est la reconnaissance et l’organisation de l’universalité et de la généralité du travail créateur. ("Le présent film constitue l’assaut que les caméras livrent à la réalité et prépare le thème du travail créateur sur le fond de contradictions de classe et de la vie quotidienne")
La ciné-liason, comme l’avait bien vu Benjamin , peut être utilisée comme un paradigme, dans la socialisation du travail créateur. "Ce passage de la création par un seul auteur ou un groupe de personnes à la création de masse conduira aussi, pensons-nous à accélérer le naufrage du cinématographe artistique bourgeois et des ses attributs : l’acteur grimacier, la fable-scénario et les jouets couteux que sont les décors et le grand prête-réalisateur."

La position de Vertov n’a rien à voir, évidemment, avec l’idéologie anti-intellectuelle et populiste de l’artiste prolétaire (le prolétaire-réalisateur comme pendant de l’écrivain-prolétaire). Ce qu’il affirme est le fait que le Ciné-Oeil contient des agencements qui ouvrent de territoires inconnus au delà de l’auteur et de l’artiste, des devenirs qui contiennent les virtualités d’autres paradigmes esthétiques, sociaux et productifs.

11.
La méthode de la machine de guerre consiste dans le fait de pousser encore plus loin la déterritorialisation des flux, l’hybridation homme-machine, la concentration et la décomposition du temps et le développement de la ciné-liaisons. Et de les reterritorialiser sur un nouveau corps. Si on pousse l’agencement cinématographique à un niveau ultérieur de déterritorialisation et de socialisation on aura la vidéo. En effet l’agencement technologique du cinéma est, en réalité, utilisé par Vertov comme une anticipation de la vidéo. Dés la naissance de l’expérience revolutionnaire des Kinoks, Vertov filme, s’organise et pense comme s’il avait à sa disposition la "télédiffusion des images et de sons".

"Du point de vue de l’oeil humain, je n’ai effectivement pas de raisons de me montrer à côté de ceux qui, par exemple, se trouvent dans cette salle. Cependant , dans l’espace du ciné-oeil, je peux faire un montage de moi non seulement assis à côté de vous, mais mieux, dans différents points de la terre. Il serait ridicule de placer devant le ciné-oeil des obstacles tels que les murs ou la distance. En prévision de la télévision, il faut comprendre que, dans le montage, cette "vision à distance" est possible".

La télévision est selon Vertov non seulement l’agencement technologique plus adéquat à la déterritorialisation des flux, à leur circulation, coupure, montage, mais aussi l’agencement technologique plus adéquat à la dimension sociale et collective de la production de la vie, que le capitalisme a introduit comme son présupposé .
"Le procédé de radio-transmission des images, inventé à notre époque, pourra nous rapprocher plus encore de notre but essentiel... Établir un lien de classe visuel (ciné-oeil) et auditif (radio-oreille) entre les prolétaires de tous les pays, sur la plate-forme du déchiffrement communiste du monde."

Vertov ne se pose aucun des problèmes que la cinéphilie du monde entier se pose par rapport à la télévision, car pour lui elle est tout naturellement un développement et une nécessité des formes de coopération productives, perceptives et de créativité du corps collectif et multiple que le capitalisme et la lutte de classe évoquent.

Posé dans ces termes (quand la télévision n’existait pas encore comme dispositif technologique) le problème de la télédiffusion des images et des sons nous éviterait tous les faux débats relatif à l’"artistique" (cinéma) et au "culturel" (télévision).

12.
Contrairement à la manière dont on le présente habituellement, les concepts de "Ciné-oeil" et de "Radio-oreille" ne doivent rien à la fascination futuriste pour les machines. Mais ils sont au contraire une articulation très précise à la fois des nouvelles conditions de production de subjectivité et des rapports que cette nouvelle configuration détermine par rapport à la technologie.

Chez Vertov la machine sociale prime toujours sur la machine technologique.

" Même dans le domaine de la technique, nous n’avons que partiellement à faire avec ce qu’on appelle le cinéma artistique, car l’exécution des tâches que nous nous sommes posés exige une conception autre de la technique."

C’est le montage particulier et spécifique entre agencements sociaux, technologiques, formes esthétiques et réseaux qui impose la nécessité d’une technologie et non l’inverse. Le mouvement des Kinoks anticipe ainsi sur l’agencement technologique nécessaire au développement de son projet.
"Les réalisations pratiques et théoriques des kinoks (à l’opposé du cinématographe joué) ont défini nos possibilités techniques et attendent depuis longtemps la base technique retardataire (par rapport au "ciné-oeil") du cinéma et la télévision sonore."

Dans une situation technologiquement arrièrée comme celle de l’Union Soviétique au milieu des années 20, les Kinoks anticipent sur la télévision.

13.
L’impossibilité de monter cette machine de guerre micro-politique dans la révolution et l’écrasement "hollywoodien" de tout devenir du cinéma dans le ciné-drame (commercial ou artistique) a abouti très logiquement au cinéma de Leni Riefenstahl.

Le pouvoir soviétique a préféré avoir ses artistes (Eisenstein) qu’une machine de guerre, qui impliquait une remise en question radicale de sa conception du pouvoir. L’anticipation formidable que les formes de communication de la révolution portait en soi s’est développée en "spectacle". Si les Situationnistes ont eu le mérite d’indiquer la nouvelle forme de la domination, ils n’ont même pas effleuré la machine de guerre qu’il fallait lui opposer et les forces, dans l’homme et dans le monde, qu’il fallait organiser.
Le cinéma dés qu’il a voulu se remettre en question.
(néoréalisme, nouvelle vague) il a dû puiser, à sa manière, dans la pratique du ciné-oeil. Et à chaque nouveau développement des agencements technologiques qui fixent et reproduisent, de façon de plus en plus sophistiquée, le rapport entre temps et subjectivité (le temps réel de l’événement et du virtuel), les questions laissées ouverte par l’"échec" de l’expérience vertovienne se sont à nouveau posées.

14.
Le mouvement des Kinoks à essayé d’agencer des machines à voir, sentir et penser à l’intérieur d’un processus de constitution d’un corps collectif au delà de la propagande et de la représentation artistique. Bloquée à son démarrage, cette expérience ne nous dit pas encore ce que peut ce nouveau corps. Mais, aujourd’hui que de nouveaux dispositifs technologiques, que de nouvelles machines à cristalliser le temps, reposent l’actualité d’un "corps supérieur", le ciné-oeil peut toujours nous rappeler ce à quoi il faut résister :

- au rabattement des flux déterritorialisés et des forces du temps sur l’image et la représentation.
- au rabattement des nouveaux processus de production de subjectivité sur le spectateur et le public.
- au rabattement des nouvelles formes de coopération et des nouvelles formes de savoir, de sentir et de penser sur l’auteur et l’artiste.

Répondre aux questions laissées ouvertes par l’expérience de Vertov devient encore plus urgent dans notre temps, où le "travail créateur" a effectivement assumé une dimension sociale et universelle au-delà de la séparation entre travail intellectuel et manuel, où notre perception et notre travail se font avec les mêmes machines. Vertov est toujours là pour nous rappeler ce que le débat sur les nouvelles technologies semble trop facilement éviter : les nouveaux agencements technologiques demandent la création de nouveaux agencements collectifs d’énonciation.

Pour sauvegarder toutes les promesses qu’elles semblent périodiquement annoncer, ces machines à voir et à penser doivent rester ouvertes sur toutes les autres sémiotique et sur toutes les autres formes de subjectivité et les temporalités que la multitude et le cosmos expriment.


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