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GRAMSCI : le rôle des intellectuels ?

Deux textes sur l’intellectuel, le savoir et le politique...

dimanche 6 avril 2008


L’« intellectuel organique » selon Gramsci
Attilio Monasta

Au moment de la publication initiale de ce texte, l’auteur était professeur d’éducation expérimentale à l’Université de Florence et coordonateur du Réseau de programmes universitaires de coopération dans le domaine des sciences de l’éducation (NICOPED) des Communautés européennes. Il s’intéresse à la théorie et à l’histoire de l’éducation, à la fonction des intellectuels dans la société et à la relation entre l’éducation et l’idéologie. Dernier ouvrage publié à ce moment : L’educazione tradita : criteri per una diversa valutazione complessiva dei "Quaderni del carcere" di A. Gramsci [L’éducation trahie : critères pour une nouvelle évaluation globale des "Cahiers de prison" d’Antonio Gramsci] (1985).

L’encyclopédie de l’Agora

L’« intellectuel organique » selon Gramsci

Au coeur du message de Gramsci, il y a cette idée que l’organisation de la culture est « organiquement » liée au pouvoir dominant. Ce qui définit les intellectuels, ce n’est pas tant le travail qu’ils font que le rôle qu’ils jouent au sein de la société ; cette fonction est toujours, plus ou moins consciemment, une fonction de « direction » technique et politique exercée par un groupe - soit le groupe dominant, soit un autre qui tend vers une position dominante.

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique » (13).

Le premier exemple d’« intellectuel » donné par Gramsci est l’« entrepreneur capitaliste » qui engendre « en même temps que lui-même le technicien d’industrie, le savant en économie politique, l’organisateur d’une culture nouvelle, d’un droit nouveau, etc. [...]. L’entrepreneur lui-même représente une élaboration sociale supérieure, déjà caractérisée par une certaine capacité dirigeante et technique (c’est-à-dire intellectuelle) ». C’est là la définition que Gramsci donne des intellectuels « organiques » et de leur fonction, qui est tout à la fois technique et politique. Cependant, il nous faut comprendre pourquoi tant d’intellectuels « se posent comme autonomes et indépendants du groupe dominant » et croient constituer un groupe social à part. La raison en est que « tout groupe social `essentiel’ ayant émergé dans l’histoire à partir de la structure économique précédente [...] a trouvé, tout au moins dans l’histoire telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à présent, des catégories sociales préexistantes qui, même, apparaissaient comme les représentants d’une continuité historique n’ayant pas été interrompue, même par les changements les plus compliqués et les plus radicaux des formes sociales et politiques » (14).

Gramsci donne pour exemple de ce type d’intellectuel, dans lequel il voit l’« intellectuel traditionnel », les ecclésiastiques et toute une classe d’administrateurs, d’érudits, de scientifiques, de théoriciens, de philosophes laïques, etc. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui encore on parle parfois de « clercs » en français à propos de ces intellectuels, tandis que d’autres mots analogues issus du latin clericus servent, dans beaucoup d’autres langues, à désigner ceux qui accomplissent cette forme traditionnelle du travail intellectuel.

Si l’on veut trouver un « critère unitaire permettant de caractériser de la même manière l’ensemble des diverses, et disparates, activités intellectuelles et permettant en même temps et de façon essentielle de les distinguer des activités des autres groupements sociaux », c’est une « erreur de méthode » que de ne considérer que « ce qui appartient de manière intrinsèque aux activités intellectuelles », au lieu d’envisager « l’ensemble du système de rapports dans lequel celles-ci [...] viennent à se trouver dans l’ensemble général des rapports sociaux ».

La critique de la distinction traditionnelle entre « travail manuel » et « travail intellectuel » est une des démarches les plus importantes en direction d’une nouvelle théorie de l’éducation. Selon Gramsci, cette distinction est idéologique dans la mesure où elle détourne l’attention des fonctions réelles présentes dans la vie sociale et le monde du travail pour l’orienter vers ce qui n’est que « détail technique ».

« Dans n’importe quel travail physique, même le plus mécanique et le plus dégradé, il existe un minimum d’activité intellectuelle [...]. C’est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont des intellectuels, mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuel. [...]. Il n’existe pas d’activité humaine dont on puisse exclure tout-à-fait l’intervention intellectuelle, il n’est pas possible de séparer l’homo faber de l’homo sapiens » (15).

Notes

(13) A. Gramsci, Quaderni del carcere, édition établie par Valentino Gerratana, Turin, Einaudi, 1975, p. 1513(Q dans les présentes notes). Le présent extrait est tiré du tome 3 (C3, p. 309). Quatre tomes des cahiers de prison ont paru en français, à Paris, chez Gallimard, avec avant-propos, notices et notes de Robert Paris : 2. Cahiers n° 6 à 9, 1983, 770 p.

3. Cahiers 10 à 13, 1978, 548 p. 4. Cahiers 14 à 18, 1990, 548 p. 5. Cahiers 19 à 29, 1992, 588 p. (C2, C3, C4 et C5 dans les présentes notes).

14. Q, p. 1514(C3, p. 310).

15. Q, p. 1516 (C3, p. 312).


Sciences sociales et développement
Le savoir et le politique


Courrier de la planète

La participation ambiguë

par Maria Inácia D’Avila, Universidade Federal do Rio de Janeiro.

Les programmes de recherche participative pour le développement, érigés en fondement moral par leurs instigateurs, tendent à rechercher la pureté originelle des communautés locales, garante d’une tradition inviolée et forcément dominée. Or cette vision globalisante masque les contradictions et les enjeux liés aux rapports de force, facteurs de nouveaux équilibres et arrangements.

Les méthodes employées par les experts en sciences sociales et humaines à l’égard des communautés cibles des actions de développement font de la participation leur pierre de touche, voire leur fondement moral et éthique. Participation, développement communautaire, culture populaire et partage du processus décisionnel forment un ensemble intouchable dans les programmes des organismes internationaux et des ONG ou pour quiconque souhaitant faire une recherche avec les communautés dites défavorisées, opprimées ou dominées.

Les nouveaux missionnaires

Les nombreuses recherches consacrées au développement des populations ne rejettent plus, comme autrefois, la méthode et les techniques dites participatives. Des termes comme "recherche participative" ou "recherche-action", condamnés jadis par la science positiviste dominante, attachée à la quantification car il s’agissait de mesurer pour planifier, sont aujourd’hui considérés, au moins de façon stratégique, comme permettant d’introduire la voix des dominés pour bâtir actions et/ou planifications.

Tout comme les anciens missionnaires partaient évangéliser des " peuples sauvages " pour les convertir au nom de la foi, les missionnaires modernes (ou postmodernes) partent en quête de la sagesse pure et originale de la population, et cette rencontre entre l’expert ou spécialiste promu chercheur et une communauté cible est dénommée "recherche participative".

Il ne s’agit pas ici de critiquer les méthodes participatives d’action pour le développement. Nous irions alors à l’encontre de nos propres actions et de notre parcours de chercheur, au sein comme hors de l’académie. Il ne s’agit pas non plus de discuter de la "spontanéité" des masses confrontées aux consignes des partis politiques, de l’Etat ou des programmes de développement, mais d’interroger la conception qu’ont les chercheurs en sciences sociales et humaines de la participation populaire au processus de décision des actions de développement. Dans ce sens, je m’intéresse moins à l’apport populaire, à sa participation ou à son processus de décision, qu’à la manière dont les agents de développement, experts ou chercheurs définissent la participation populaire et la représentent dans leurs actions et leurs recherches. Or, je constate aujourd’hui une confusion dangereuse parmi les étudiants en psychosociologie des communautés, comme parmi des chercheurs plus expérimentés : se basant sur l’interprétation commune de l’expression de Gramsci "d’intellectuel organique", beaucoup tendent à considérer que la mission des experts et des chercheurs est de faire reconnaître le savoir populaire et ses pratiques comme le savoir des dominés, en réponse aux savoirs scientifiques et théoriques du pouvoir dominant.

Selon Stuart Hall, Gramsci aurait lui-même eu conscience de la complexité sociale et culturelle, qu’il a désigné par l’expression "dispersion du pouvoir". En dehors de la sphère de l’Etat, les antagonismes du pouvoir structurent les relations et institutions de la société civile : associations volontaires, éducation, famille, vie religieuse, organisations culturelles, vie privée, identités de genre, ethnie, etc. On peut donc poser pour commencer que les opprimés, ou dominés, ne constituent pas des blocs homogènes. Dans la quête de la participation populaire, la complexité socioculturelle des oppressions elles-mêmes doit être considérée. Faire parler les opprimés ne suffit pas à nommer toutes les oppressions. Les oppressions de classe par exemple ne sont pas les mêmes que celles de genre. L’écoute d’une communauté défavorisée dans un projet d’aménagement d’une zone polluée ne suffit pas à percevoir l’ensemble des droits et identités des hommes, femmes, enfants, jeunes ou vieillards consultés. La multiplicité des combats et des antagonismes constitue ce qui défini le "pouvoir dispersé".

En corollaire, il faut savoir qu’à la dispersion du pouvoir répond la fragmentation du savoir populaire, avec toutes ses pratiques et ses langages. Dans les conceptions les plus erronées des méthodes participatives, la conscientisation semble suffire pour l’émancipation. En niant le politique et ses pouvoirs dispersés, on réduit le sens commun à une seule unité. Supposer une conscience ouvrière, ou une responsabilité historique des femmes, comme des totalités, des blocs unitaires, rend impossible la compréhension des contradictions.

Pour Gramsci, les intellectuels organiques doivent œuvrer à l’élévation de la pensée populaire en clarifiant et renouvelant la conscience collective. Mais Hall souligne que le propos de Gramsci refuse entièrement l’idée d’un sujet idéologique unifié et prédéterminé, par exemple le prolétariat avec ses pensées révolutionnaires "correctes" ou les Noirs avec leur conscience générale antiraciste garantie a priori. Pour Hall, l’approche de Gramsci du champ idéologique, de la conscience collective et de sa transformation permet au contraire de saisir la simultanéité "des éléments de l’âge de pierre et les principes d’une science plus avancée, les préjugés des phases antérieures de l’histoire et les intuitions d’une philosophie future." Prenons l’exemple d’une recherche participative avec une population vivant dans des conditions sanitaires précaires comme on peut en rencontrer dans les favelas de Rio de Janeiro ou São Paulo. La culture des favelados, ainsi que celle des ouvriers, des femmes domestiques ou des paysans n’existe pas comme une unité homogène et cela a une grande importance pour comprendre les contradictions qu’on peut y rencontrer. Comprendre ces contradictions ne veut pas dire les oublier ni les cacher. Bien au contraire, les chercheurs doivent les intégrer dans leur programme d’intervention, comme dans les phases préliminaires d’observation, les entrevues, les négociations et le retour (feedback) participatif. C’est une condition sine qua non pour que la recherche avec la participation des populations ou communautés puisse aboutir à sa finalité de conscientisation et de transformation.

Mais la question n’est pas résolue par cette affirmation naïve. Plusieurs recherches plaident pour la défense du patrimoine culturel et environnemental en tant que bastions de la culture populaire. Dans la plupart des cas, au nom du développement endogène ou local, on accroît les tâches des populations natives pour augmenter leurs revenus. Au lieu d’avoir un peu plus de temps pour leur loisir ou détente, dans plusieurs régions du Brésil, les femmes "conscientisées" cumulent leur activité agricole avec une activité artisanale, alourdissant encore leur dur travail quotidien. Cette situation est semblable dans plusieurs régions du monde.

Le mythe d’une culture populaire

Dans les années 1990, les actions/interventions communautaires, sous l’influence de théories comme celle de Douglas North, ont commencé à définir le "capital social communautaire" comme découlant de la culture populaire, un glissement presque naturel lorsque le savoir populaire était appelé "patrimoine" par l’ensemble des organismes internationaux. Conséquence immédiate, la dialectique de la culture populaire, si chère aux travaux de Paulo Freire, indispensable aux transformations (Gramsci, Hall), a été anéantie, laissée aux oubliettes. La culture est devenue une marchandise et a été appropriée comme telle. Dans les théories du capital social, il apparaît évident que ceux qui n’ont pas de capital original ne pourront pas le développer.

Pour Hall, "le danger apparaît parce que nous avons tendance à penser les expressions culturelles comme une entité entière et cohérente : soit entièrement corrompue soit entièrement authentique." Or, la culture populaire autonome, hors du champ des forces des relations de pouvoir et de domination, n’existe pas.

Il n’est pas difficile de comprendre le succès des théories du capital social parmi les chercheurs employant des méthodes de participation des communautés. Tout ce qu’on appelle traditions locales, qu’on désigne des pratiques séculaires ou des manifestations folkloriques ou artisanales, peuvent se convertir en objets/marchandises culturelles matérialisées. Ainsi, ces chercheurs font comme si les expressions culturelles populaires pouvaient contenir, per se, une signification fixe et inaltérée (Hall, 2003). La tradition est donc traitée hors de son champ historique et l’engagement de la population native dans les projets de développement provient de la reconnaissance d’un mythe originel, où chaque communauté serait une source de pureté à préserver de tous les dangers de la planète. L’important n’est pas la tradition et ses matérialisations, mais les enjeux qui découlent du rapport de force qu’expriment l’assimilation ou la résistance, avec leurs nouveaux équilibres et arrangements.

Ce mouvement - intégré à la conception de recherches ou d’actions appelant à la participation des communautés - est le seul capable de donner un espace politique à la différence, avec l’occupation des nouveaux espaces par les mouvements sociaux comme le féminisme, l’environnementalisme, le pacifisme, les nouvelles politiques sexuelles, ethniques, etc.

Finalement, il ne faut pas négliger les questions de codification dans ce type de recherches et d’actions dites participatives. La plupart des chercheurs, même s’ils sont capables de reconnaître les différences et les rapports de force implicites de leurs recherches, ne sont pas capables d’abandonner les "approches logocentriques" fondées dans le domaine de la lecture et de l’écriture. Introduire des nouveaux codes - comme le visuel et le sonore, dans la représentation du quotidien de populations qui n’ont pas eu accès aux codes dominants est une façon de récupérer l’expression d’un répertoire plus complexe, sans revenir aux formulations essentialistes de la culture ou réifiées à propos du savoir dit populaire.

Maria Inacia D’Avila anime le programme d’études interdisciplinaires des communautés et de l’écologie (EICOS) de l’Université fédérale de Rio.
www.eicos.psycho.ufrj.br


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