Un plan sans image ou deux images dans un plan ?
Il y a des trucages que les Straub n’utilisent jamais - et qui semblent la négation même de leur cinéma - comme la surimpression ou le fondu-enchaîné. Toutes les fois qu’une image en recouvre une autre (à moins qu’elle ne la contienne), qu’elle la préfigure (à moins qu’elle en soit déjà le souvenir). Le temps de la surimpression est celui du travail actif de l’oubli : une voix nous dit : « tu oublieras, tu as déjà oublié. » Ces empiétements d’une image sur une autre est une des deux limites du plan straubien. L’autre est l’écran noir (ou vide).
Dans Moïse et Aaron, il y avait l’éblouissement d’un plan vide, d’une non-image. Dans Dalla nube, il s’agit d’autre chose, il s’agit d’une mise en garde : quoi que vous regardiez, un champ cultivé, une colline, une bête, n’oubliez pas que c’est toujours de l’humain que vous voyez. Si voir un film, dans la version Godard-Miéville, c’est assimiler papa à l’usine et maman à un paysage, dans la version Straub-Huillet, c’est assimiler l’usine et - de plus en plus - le paysage à papa et maman. Humanisme donc, au sens d’une prévalence, d’une prégnance de l’image humaine en toutes choses. C’est en ce sens que ces films « nous regardent » : un homme nous regarde au fond de chaque image, dans une impossible surimpression. Le cinéma, ce serait ce qui permet de rompre l’enchantement par lequel nous pensons voir autour de nous autre chose que de l’humain, alors que ce ne sont que champs cultivés, arbres taillés, cimetières ignorés, animaux-qui-sont-peut-être-des-hommes (d’où l’interdit de les tuer).
Humanisme vieux-marxiste aussi, au sens où Brecht disait qu’une photo des usines Krupp ne nous apprenait rien sur les usines Krupp.
Qu’y manque-t-il ? Le travail des hommes et les hommes au travail.
Et qu’y a-t-il à apprendre ? Toujours la même chose : les hommes créent les dieux (ou les ouvriers les patrons, les acteurs les spectateurs) et en retour ces dieux les dépossèdent de leur monde, le leur rendent étranger, le leur aliènent. Car il s’agit bien d’aliénation et de réappropriation, d’expérience et de mauvaise conscience, de toute une problématique existentialiste à laquelle se rattache le cinéma des Straub. On comprend du coup leur horreur pour les catégories esthétiques toutes faites : trouver « beau » un plan de paysage est, à la limite, blasphématoire, parce qu’un plan, un paysage, au bout du compte, c’est quelqu’un. Il n’y a de beauté que morale. Il ne s’agit pas d’anthropomorphisme. Il y a prégnance de la figure humaine en toutes choses, mais pas le contraire. Si l’on considère qu’un cinéaste n’est important que dans la mesure où il étudie, de film en film, un certain état du corps humain, les films de Straub resteront comme des documentaires sur deux ou trois positions du corps : être assis, se pencher pour lire, marcher. C’est déjà beaucoup.
Serge Daney - La rampe - Cahier critique 1970-1982
Cahiers du cinéma Gallimard - page 127