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Vers un krach du sujet néolibéral ?, par Pierre Dardot et Christian Laval

vendredi 3 avril 2009


La catastrophe économique dissipe peut-être les illusions les plus grossières sur le marché autorégulateur, elle rend un peu moins arrogants les doctrinaires du capitalisme mondial, elle provoque les conversions spectaculaires de quelques "responsables" qui voudraient faire oublier au plus vite leurs aveuglements.

Mais elle n’entraîne pas encore le blocage de tous les dispositifs, de tous les discours, de toutes les politiques qui constituent le mode actuel du gouvernement des hommes et des sociétés. Ce mode a un nom : le néolibéralisme. Pour le dire avec Michel Foucault, cette rationalité consiste en une certaine "conduite des conduites", une manière d’inciter les sujets à se conduire selon le modèle de l’entreprise et la norme générale de la concurrence.

En établissant partout des situations de concurrence entre les sujets, en les incitant à devenir les gagnants d’une compétition universelle, en instaurant contrôles et surveillances, et surtout en poussant à l’autocontrôle, en faisant de la performance la règle de vie de chacun, elle a pour effet la construction d’un nouveau sujet, d’un néosujet comme disent certains psychanalystes.

Une telle logique normative relève en effet tout autant du rapport à soi que du rapport aux autres. Elle est autant subjective que politique. C’est ce qui fait sa force et rend difficile de l’enrayer. Que l’on considère le chef de service qui se prend pour un "manageur moderne", le salarié soumis aux procédures culpabilisantes de "l’évaluation", le consommateur dont les désirs sont captés par l’espoir de joies ineffables acquises à bon prix, l’étudiant invité à confondre les progrès de la connaissance avec la croissance individuelle d’un "capital humain", c’est chaque subjectivité qui, sous tel angle particulier, est amenée à se conformer à l’impératif de l’illimitation. Se dépasser soi-même, s’outrepasser, telle est la maxime de la subjectivité néolibérale.

L’accumulation du capital est devenue le principe du fonctionnement individuel, comme s’il fallait que l’existence soit indexée à la vie de la finance, comme si chaque individu devait se regarder comme une "autoentreprise" : au "toujours plus" exigé des travailleurs (performance) répond le "toujours plus" espéré des consommateurs (jouissance). Pire encore, la jouissance de soi est censée s’éprouver dans le dépassement de toute limite. Aussi convient-il de parler d’un dispositif de "performance-jouissance".

Trois décennies de gouvernement néolibéral livrent cette leçon : pas d’extension possible du capital sans transformation de l’homme. Il s’agit en conséquence non seulement de prolétariser les populations jusqu’aux confins de la planète, d’accroître les inégalités entre riches et pauvres, mais aussi de "dynamiser" les sujets en faisant de chaque salarié un individu calculateur, maximisateur, un "entrepreneur de soi". Mme Thatcher, fidèle à l’éthique puritaine, avait trouvé la formule : "Economics are the method, the object is to change the soul."

Changer l’âme est un beau projet qui ne va pas sans des disciplines multiples. La diffusion générale des techniques de l’évaluation individualisante et quantitative, l’essor des méthodes de "développement personnel", l’omniprésence du marketing dans les rapports humains, la promotion du sport de compétition comme modèle de rapport à soi, la soumission de la politique à la logique du management : ces dispositifs font système et tendent à imposer une certaine forme d’existence.

La crise financière et économique arrêtera-t-elle ce modelage redoutable des sociétés ou conduira-t-elle à l’intensifier, moyennant quelques corrections des règles de la finance ? Nul ne peut encore le dire. Pour les pouvoirs en place, la ligne est en tout cas claire : si la crise appelle des mesures d’urgence à l’écart du dogme, elle est aussi l’occasion d’accélérer les "réformes" en tout domaine, et particulièrement dans l’action publique, levier des mutations à venir.

Si cette crise, aussi profonde et longue qu’elle s’annonce, ne mettra pas fin d’elle-même à la logique néolibérale, elle crée une situation nouvelle en modifiant les conditions de l’affrontement. Lutte contre la précarisation et la pauvreté, refus de concevoir autrui comme un concurrent, dégoût pour la commercialisation et la financiarisation de la vie quotidienne, actes individuels ou collectifs d’insoumission contre l’ordre de la performance dans les entreprises : au nouvel appauvrissement des populations s’opposent les "révoltes logiques" des nouveaux pauvres, à la surveillance méticuleuse des comportements et à la comptabilité absurde des relations s’opposent des formes nouvelles de résistance transversale.

Quand s’impose la logique entrepreneuriale, les professionnels des institutions d’éducation, de soin, d’information, de justice, de culture se coordonnent, les chercheurs et les universitaires en masse font dissidence. Ne se dirige-t-on pas vers l’épuisement des ressorts du néosujet ? A quoi bon cette "réussite" si factice, cette course si ennuyeuse et si morbide à l’enrichissement, cette vie où l’individu réduit à sa misérable condition de "capital humain" s’exploite et se dévore lui-même ?

La crise présente devant chacun la division radicale des choix possibles d’existence, elle pose à chacun la question éthique et politique ancienne et toujours décisive : quelle société est-il bon de promouvoir, quelle vie est-il bon de mener ? Comme toujours en pareil cas, la réponse n’est écrite nulle part.

Source : Point de vue
Vers un krach du sujet néolibéral ?, par Pierre Dardot et Christian Laval
LE MONDE | 03.04.09


Pierre Dardot est philosophe.

Christian Laval est sociologue.

Tous deux animent le groupe d’études et de recherches Question Marx et ont publié "La Nouvelle Raison du monde" (La Découverte, 498 p. 26 €).


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