Bonjour,
Je suis un cinéaste anglais, né en 1935. J’ai quitté le Royaume-Uni en 1968 et j’ai travaillé depuis dans
de nombreux pays, à la fois comme réalisateur de films et enseignant critique des médias. Culloden, La
Bombe, Privilege, Punishment Park, Edvard Munch, Le Voyage, Le Libre Penseur et La Commune (Paris
1871) sont quelques-uns de mes films.
Pendant plus de 40 ans (mais plus tellement ces derniers temps) je suis intervenu dans les écoles, les
universités, les projections de films et les réunions publiques sur les problématiques relatives au rapport
entre les mass médias audiovisuels (MMAV) et le public. Une situation qui, de mon point de vue, s’est à
ce point détériorée que je parle désormais de Crise des Médias. J’ai consacré un site internet à ce sujet
et l’éditeur français Homnispheres a publié deux éditions successives de mon livre Media Crisis.
Je réécoutais l’autre jour une interview que j’avais donnée en 1985 à Radio New Zealand, où je parlais
de l’urgente nécessité d’un débat public sur les mass médias audiovisuels. Que s’est-il passé depuis ?
Entre l’environnement dévasté et le déclin des libertés civiques, (sans parler de la famine, de
l’exploitation et de l’aggravation des disparités économiques à travers le monde) il semble que nous ne
soyons pas plus avancés dans l’analyse de l’impact des mass médias audiovisuels sur nos existences
(ou de leur implication directe dans la crise globale) que nous l’étions il y a 25 ans. Compte tenu de la
gravité du problème, le silence actuel sur ces questions – particulièrement dans la sphère publique -est
tout à fait inquiétant..
Lors de mes rencontres avec le public, ou à la suite d’une projection de film, j’ai toujours essayé de
lancer le débat sur la crise des médias en prenant la parole un petit moment sur le sujet, puis en appelant
à débattre et à poser des questions. Je suis à présent parvenu à la conclusion que cette méthode
traditionnelle consistant à tenter d’organiser une ‘discussion’ ne fonctionne à l’évidence pas du tout.
Après des années de silence dans les médias (et la plupart des systèmes éducatifs) sur la question de
l’influence des MMAV sur les processus sociaux, il n’est pas surprenant que les gens éprouvent quelque
difficulté à verbaliser cette problématique ou à envisager des alternatives.
Je crois qu’il nous faut repenser cette façon hyper structurée et hiérarchisée que nous avons de ‘débattre’
(ainsi que les habituelles limites de durée et autres pressions diverses) dans les cinémas, les festivals,
les conférences ou les salles de classe, et prendre conscience que ce type de méthode ne fait que
reproduire le processus à sens unique à l’oeuvre dans les MMAV. La méthode traditionnelle ne permet
pas de participation véritable et laisse la plupart des gens plus aliénés que jamais.
Il ne s’agit pas de dire que je ne crois pas aux débats publics – je pense qu’il n’ont jamais été aussi
nécessaires -mais je crois aussi qu’il est indispensable de trouver d’autres façons de les mettre en
place.. Où le processus ne soit pas focalisé sur une personne, un unique monologue.
Mieux, nous devons aller plus loin que toutes les routines jamais remises en cause : le fait d’être assis
dans un cinéma et de « visionner » un film ; dans un sofa à « regarder » la télévision ou « écouter » la
radio. Il nous faut décortiquer et analyser ce qui se passe lorsque nous faisons cela. Et si nous sommes
conscients que les MMAV ont un impact réel sur notre perception, nos pensées et nos actes, alors il nous
faut discuter de la nature et du degré de cet impact, de son implication dans la crise globale et de quelle
façon nous entendons répondre (ou pas) à cette crise.
Le changement climatique, par exemple, provoque la fonte des glaciers d’Amérique à un rythme
historiquement sans précédent, exposant le pays à des risques élevés de sécheresse et d’élévation du
niveau de la mer. En Inde, les analyses les plus pessimistes prévoient une réduction de deux tiers du
débit du Gange qui induirait pour 400 millions d’individus de grandes difficultés à se procurer de l’eau
potable. Le taux de destruction de la forêt tropicale au Brésil a augmenté de 64% dans les 12 derniers
mois, et un nombre indicible d’espèces végétales, d’oiseaux, d’insectes, de poissons sont menacés ou
ont déjà disparus dans des proportions jamais vues jusqu’ici. Dans le même temps, la Grande Bretagne
du 21°siècle s’est transformée (selon les mots d’un auteur récent à propos du gaspillage alimentaire) en
une « société de turbo-consommation », qui a vu le pays presque doubler sa consommation dans les dix
dernières années.
Nous commençons à comprendre les liens qui unissent ces différentes crises, mais qu’en est-il
du rôle des MMAV et de leur implication ?
Je crois que l’on peut discuter la sévérité de la crise des médias, mais en aucun cas le fait qu’elle existe.
De la même façon qu’il faut dans le débat sur le changement climatique se concentrer sur comment et
pourquoi une telle catastrophe est en train de se produire autant que sur la marche à suivre pour y
remédier, il est nécessaire dans le débat sur la crise des médias de se concentrer sur les raisons d’une
telle crise :pourquoi a-t’elle été (délibérément, à mon avis) passée sous silence pendant si longtemps et
quelle serait la marche à suivre pour la combattre.
J’espère que les quelques questions qui suivent pourront aider à nourrir des débats sur les questions
évoquées ici. Des débats qui ne soient pas introduites, dirigées ou structurées par des « experts » mais
où les gens participent ouvertement et librement sur une base citoyenne. J’ai conçu ce questionnaire
sur un processus progressif d’exploration, fouillant dans la nature et l’étendue de la crise des médias
pour conduire, je l’espère, à des questions que d’autres formuleront.
Cordialement,
Peter Watkins
© Felletin, France, Septembre 2009, v.1
Mise en forme : Vida Urbonavicius
Traduction : Jean Pierre Le Nestour et Juliette Volcler
Quelques questions qui pourront aider à nourrir les débats.
Des débats qui ne soient pas introduits, dirigées ou structurées par des « experts » mais où les gens
participent ouvertement et librement sur une base citoyenne. J’ai conçu ce questionnaire sur un
processus progressif d’exploration, fouillant dans la nature et l’étendue de la crise des médias pour
conduire, je l’espère, à des questions que d’autres formuleront. (Peter Watkins)
Le rôle des mass media audiovisuels (MMAV) :
cinéma, télévision, radio
Considérons tout d’abord leur place et leur fonction dans la société contemporaine. Faites-vous une
distinction entre le rôle que les MMAV devraient jouer, et celui qu’ils jouent réellement ?
Les MMAV affirment sans cesse qu’ils ont pour seul rôle de divertir et d’informer ... et de donner au public
ce qu’il attend. Que pensez-vous de cette affirmation ?
Les MMAV affirment que leurs journaux d’information et leurs programmes documentaires sont
"objectifs", "justes", "équilibrés", "impartiaux", "neutres" (etc.). Les MMAV disent prendre ces critères et
ces normes très au sérieux, et les intégrer constamment dans leurs pratiques professionnelles. Pensez-vous
que ces normes soient réalistes ou envisageables ?
Les MMAV (et un grand nombre d’experts et d’enseignants des médias) affirment que la "culture
populaire" des MMAV, comme les séries télévisées, les drames, les policiers, la télé réalité, les films
grand public, etc., est non seulement inoffensive mais proprement démocratique, parce qu’elle parle un
langage universel, qu’elle naît de l’intérêt des gens pour les personnages, les évènements et les
célébrités mis en scène, et d’un processus d’identification. Etes-vous d’accord ? Et que penser de la
violence et du sexisme largement présents au sein de cette "culture populaire" des médias ?
En général, les producteurs des MMAV n’envisagent leur travail qu’en termes de contenus /
problématiques (sujets et thématiques). Ils s’interrogent rarement, sinon jamais, sur la forme qu’ils
emploient pour présenter ces sujets. Pour ce qui concerne le contenu : considérez-vous que les
sujets traités à la télévision et dans le cinéma commercial reflètent de manière adéquate les
questions fondamentales et les problèmes auxquels notre planète est confrontée ?
Les MMAV nous assènent à longueur de temps les “vertus” et les “avantages” de la société de
consommation. Pensez-vous que les MMAV rendre compte de manière adéquate de l’opinion de
ceux qui critiquent la société de consommation ?
Partout dans le monde il y a des famines, de la malnutrition et de l’exploitation économique. Le problème
loin de diminuer, semble s’aggraver. Les MMAV rendent-ils compte de ce problème de manière
suffisante ? Comment ? De façon à contrebalancer la place la place qu’ils accordent au
matérialisme mondialisé ?
Sur les questions de forme maintenant... le mode de présentation des sujets. Tout d’abord, seriez-vous
d’accord pour dire qu’un message est conditionné et orienté par la façon de le délivrer, et que cela
influence la manière de le recevoir ?
En général, un message ou un sujet transmis par les MMAV véhicule bien plus que son contenu
apparent. Il y a la manière dont il est monté, la façon dont la caméra est utilisée, ce qu’elle montre (ou ne
montre pas), le type de sons qu’on entend, les mots qui sont dits, quelle image est associée à quelle
autre (la juxtaposition), la durée pendant laquelle les images restent à l’écran, le type de structure
narrative employée (hollywoodienne classique ou autre), etc. Est-il possible que cette forme-langage
joue un rôle dans la manière dont les messages des MMAV est reçu et perçu ?
On peut soulever, par exemple, les questions de la répétition et d’ uniformité. Si un certain nombre de
messages (sujets) entièrement différents sont présentés en employant toujours exactement la
même forme-langage et les même procédés, jour après jour, nuit après nuit, cela pourrait-il
influencer la manière dont on percevra chaque message pris individuellement ?
Ensuite, il y a la question de la vitesse. Si un message est transmis très rapidement, avec beaucoup
d’images, qu’il est suivi d’un autre message et puis encore un autre, toujours très rapidement,
cela pourrait-t-il avoir un impact sur notre capacité à réfléchir à chaque message, à faire la
distinction entre les différents sujets ou la diversité de nos réactions ?
Depuis 50 ans ou plus, surtout depuis l’arrivée de la télévision, les MMAV ont accéléré la standardisation
de leur format, en employant un dispositif narratif saccadé, extrêmement répétitif et fragmenté,
accompagné d’un bombardement sonore intense : le cinéma comme la télévision ainsi, hélas, que
beaucoup de documentaires, nous y ont habitués. Cette "Monoforme", comme je l’ai appelée, est
maintenant systématiquement appliquée dans 95% de l’ensemble des productions télé et cinéma. Elle a
également été adoptée dans les radios commerciales. (J’aborde cette question sur mon site, et aux
pages 36 à 39 de Media Crisis) Qu’est-ce qui explique ce choix des MMAV ? Comment cela
influence-t-il notre perception de leurs productions ? Pensez-vous qu’il y ait un rapport entre
l’utilisation de la Monoforme et la façon dont nous percevons, par exemple, le changement
climatique ?
Abordons maintenant la question de la participation du public au processus social et politique : Pensez-vous
que nous vivons dans une société réellement pluraliste, où le public peut ouvertement et
pleinement prendre conscience de problèmes comme le changement climatique, le déclin des
libertés individuelles et l’inégalité, les comprendre, en débattre et s’en saisir ?
Ou bien ces questions sont-elles sous le contrôle des pouvoirs centralisés, comme les
gouvernements, les institutions financières, les multinationales et les agences de sécurité ?
Si vous avez le sentiment que la société est devenue beaucoup trop centralisée, quelle est à votre avis
la part de responsabilité des MMAV ? Ou bien pour le dire autrement : La Monoforme et les raisons
pour lesquelles les MMAV l’imposent, sont-elles compatibles avec une société réellement
pluraliste ?
J’ai souvent entendu dire que l’un des plus gros problèmes auxquels la démocratie est confrontée
aujourd’hui, c’est que les gens croient qu’ils n’ont pas le pouvoir de changer quoique ce soit. Diriez-vous
que le contenu et/ou la forme véhiculés dans les MMAV ont alimenté ce sentiment d’impuissance ?
Beaucoup de personnes pensent qu’internet a supplanté les MMAV en apportant au public toutes les
informations alternatives nécessaires au débat démocratique. Etes-vous d’accord avec cette opinion ?
Appelons contenu les informations sur internet. Qu’en est-il de la question de la forme ? Une
observation d’outils audiovisuels tel que ‘You Tube’ par exemple, laisse à penser que la Monoforme est
présente dans l’internet de masse, et qu’une fois de plus le débat public sur cette question a été évité.
Est-ce un problème, et si oui, quel effet et quel impact cela a-t-il sur internet ?
Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois d’un débat, qu’il soit national ou local,
visant à discuter des questions soulevées dans ces pages ? Qui a organisé ce débat ? Quelles
en ont été les conclusions ? Et les actions décidées ?
Votre chaîne de télé locale ou régionale évoque-t-elle ces questions ? Si oui, comment et dans
quel but ? Beaucoup de réalisateurs de documentaires s’attaquent à des sujets sérieux, puis les traitent
en usant de la Monoforme. Cela a-t-il un impact sur leur message ?
Il existe beaucoup de mouvements alternatifs aujourd’hui qui travaillent sur les problèmes sérieux
auxquels la planète est confrontée, comme le changement climatique, les libertés individuelles, la famine,
la pauvreté, etc. En connaissez-vous qui intègrent la crise des médias dans leur analyse critique ?
Au sein des mouvements alternatifs, il existe des activistes des médias. Savez-vous quelles questions
ils abordent, et dans quelle mesure ils prennent en considération, par exemple, la crise des
médias, ou le problème de la Monoforme, ou les liens entre les MMAV et le changement
climatique ? Par là j’entends un examen critique dont les médias audiovisuels sont généralement utilisés
dans la société (et notamment les formes-langages que les activistes des médias emploient dans leurs
propres films et vidéos), et sur le lien entre cet usage et la crise mondiale.
Partout en France, des structures académiques, des universités, des écoles des médias enseignent,
d’une manière ou d’une autre, la pratique du film et de la vidéo, du journalisme et des communications de
masse. Connaissez-vous la nature des programmes dans quelle mesure ils évoquent la crise des
médias, la Monoforme, ou les liens entre les MMAV et, par exemple, le changement climatique ?
Comme nous le savons, il est possible d’utiliser l’image et le son de diverses manières “alternatives”,
complexes et fluides, aérées, sans aucune référence à la Monoforme, des manières qui permettent la
réflexion et les interprétations multiples. Pensez-vous que ces formes-langages alternatives doivent
trouver une place au sein des MMAV ?
Les MMAV tiennent à l’écart ceux qui tentent d’utiliser le cinéma ou la télévision de manière alternative,
ou qui refusent d’employer la Monoforme. “Nous respectons tout à fait le droit des réalisateurs à travailler
comme ils l’entendent, mais dans ce cas ce qu’ils produisent ne passera pas chez nous !” : paraphrase
pour l’essentiel les déclarations des cadres des MMAV. Beaucoup des écoles d’enseignement des
médias sont conscientes de cette mise à l’écart, mais choisissent de ne pas s’y opposer publiquement.
Etes-vous bien informés de cette situation ? Existe-t’il un lien, selon vous, entre cette mise à
l’écart comme le silence qui l’entoure - et les déclarations d’"objectivité"et d’"impartialité" ?
Les Constitutions et les Déclarations de Droits inscrivent généralement le droit des médias à la liberté
d’expression, mais ne mentionnent que rarement le droit du public à cette même liberté, tout
particulièrement lorsqu’il s’agit des droits du public face aux MMAV. Devrait-il également y avoir un
droit du public ? Et dans l’affirmative, le droit de quoi ?
La plupart des gens qui travaillent dans les MMAV et dans l’enseignement des médias affirment que la
fonction principale d’un film est - et doit être - de donner du "plaisir", et après les projections dans la
majorité des cinémas et des festivals, on assiste rarement à des débats approfondis sur le rôle des
médias audiovisuels. Le plaisir peut-il cohabiter avec un débat critique sur le rôle des MMAV ?
Pourquoi admet-on le premier et pas le second ?
L’ONU estime que le monde devra nourrir 2,5 milliards de personnes de plus dans les 40 prochaines
années, pour la plupart dans des pays en développement. Les besoins nutritifs de l’Asie auront doublé. Il
reste très peu de terres pour l’agriculture, et les réserves d’eau sont déjà au plus bas. Etant données les
pressions qu’exercent les MMAV sur eux-mêmes, sur la liberté des débats, et sur l’ensemble de la
société civile, quelles sont nos possibilités en tant que citoyens pour travailler collectivement à
résoudre la crise mondiale ?
Pensez-vous qu’il soit possible, à l’avenir, que des collectifs citoyens se développent, dans des
quartiers et dans des écoles, où les gens et les étudiants mettraient en place d’autres formes de
médias pluralistes, qu’ils y produisent des informations, de la culture, des débats hors-
Monoforme, et participent ainsi à un processus démocratique de réponse à la crise mondiale ?
- Lettre Peter Watkins et programme dans le Gers